ROMAN III

L’arrivée juste à temps
du convoi de zouaves portés

 

 

Les zouaves portés arrivèrent à temps. Il n’aurait pas fallu que cela se prolonge. Les fusils-mitrailleurs avaient connu leur limite : les balles envoyées par l’arme française rebondissaient comme des noisettes sur le blindage des chars Tigre. Les onze centimètres d’acier étaient impénétrables à ce que tirait la main d’un homme seul. Il aurait fallu ruser : creuser des fosses à éléphant en travers des routes et en garnir le fond de pieux de fer ; ou brûler pendant des jours les convois qui leur apportaient de l’essence, et attendre que leur moteur sèche dans un dernier hoquet.

Couché sur les tomettes d’une cuisine encombrée de gravats, au bord du trou dans le mur qui donnait sur les prés, Victorien Salagnon rêvait à des plans incohérents. Les tourelles carrées des chars Tigre glissaient entre les haies, les franchissaient sans effort en les écrasant. Le long canon terminé d’un bulbe – il ne savait pas à quoi cela servait – tournait comme le museau d’un chien qui cherche, et tirait. L’impact faisait baisser la tête et il entendait l’effondrement d’un mur et d’un toit, le déchirement de boiseries d’une maison qui s’effondre, et il ne savait pas si l’un des jeunes gens qu’il connaissait y avait trouvé refuge.

Il était temps que cela s’arrête. Les zouaves portés arrivèrent à point.

Les maisons en s’effondrant font une poussière épaisse qui met du temps à retomber, les chars avançaient en laissant traîner les grosses fumées noires de leur moteur à fioul. Salagnon se rencoignit encore davantage derrière le gros montant de la porte, le morceau de pierre le plus fiable du mur éventré, dont les petits morceaux cassés jonchaient le sol ou branlaient, près de se détacher. Machinalement il dégageait un peu de sol autour de lui. Il dégageait les tomettes. Il rassemblait les éclats d’assiettes tombées du bahut. Le décor de fleurs bleues lui aurait permis de les recoller. Le coup au but avait dévasté la cuisine. Il cherchait du regard les morceaux qui s’emboîteraient. Il s’occupait, pour ne pas tourner les yeux vers les silhouettes derrière lui recouvertes de gravats blancs. Les corps étaient allongés n’importe comment, parmi les débris de la table et les chaises renversées. Un vieux monsieur avait perdu sa casquette, une femme disparaissait à moitié sous la nappe déchirée et brûlée, deux filles gisaient côte à côte, de même taille, deux petites filles dont il n’osait évaluer l’âge. Combien cela dure un coup au but ? Un éclair pour arriver, un instant pour que tout s’effondre, et encore cela paraît se dérouler au ralenti ; pas plus.

Il serrait très fort sa mitraillette Sten dont il avait plusieurs fois recompté les balles. Il surveillait dans les prés les tourelles des chars Tigre qui approchaient du village. Il n’aurait vraiment pas fallu que cela se prolonge.

Au milieu des débris Roseval blessé au ventre respirait mal. Chaque passage du souffle, dans un sens puis dans l’autre, provoquait un gargouillis, comme une boîte qui se vide. Salagnon le regardait le moins possible, au bruit il le savait encore vivant ; il tripotait autour de lui des débris d’assiettes, il serrait le manche métallique de son arme qui lentement devenait chaud. Il surveillait l’avancée des chars gris comme si une attention sans faille pouvait le protéger.

Et cela eut lieu comme il le souhaitait si fort. Les chars repartirent. Alors qu’il ne les quittait pas des yeux, il vit les chars tourner et disparaître derrière les prés quadrillés de haies. Il n’osait y croire. Puis il vit apparaître les chars des zouaves portés, de petits chars verts, globuleux, munis d’un canon court, et nombreux ; des Sherman, apprit-il plus tard, et ce premier jour où il les vit ce fut avec un soulagement immense. Il ferma enfin les yeux et respira enfin à fond, sans plus de crainte d’être vu et détruit. Roseval couché pas très loin de lui ne s’apercevait de rien. Il n’était plus conscient de rien sinon de sa douleur, il geignait à petits coups précipités et n’en finissait pas de mourir.

 

Cela avait pourtant bien commencé ; mais les zouaves portés arrivèrent juste à temps. Quand leurs chars s’arrêtèrent sous les arbres, entre les haies, entre les maisons à demi détruites du village, ils purent lire sur leur coque verte des mots en français. Ils étaient arrivés à temps.

Cela avait bien commencé pourtant. Le mois de juin leur avait redonné vie. Ils vécurent quelques semaines de liberté armée qui les consolèrent de longs hivers de grisaille. Le Maréchal lui-même leur avait donné ce courage à base de narquoiserie dont ils usèrent sans précaution. Le 7 juin il fit un discours qui fut distribué et placardé dans toute la France. Le colonel leur en fit la lecture, devant eux alignés, les maquisards armés en culottes de scouts. Ils avaient ciré leurs chaussures usées, bien remonté leurs chaussettes, et incliné crânement sur l’oreille le béret pour faire preuve de génie français.

 

Français, n’aggravez pas nos malheurs par des actes qui risqueraient d’appeler sur vous de tragiques représailles. Ce serait d’innocentes populations françaises qui en subiraient les conséquences. La France ne se sauvera qu’en observant la discipline la plus rigoureuse. Obéissez donc aux ordres du gouvernement. Que chacun reste face à son devoir. Les circonstances de la bataille peuvent conduire l’armée allemande à prendre des dispositions spéciales dans les zones de combat. Acceptez cette nécessité.

 

Un cri de joie insolente accueillit la fin du discours. D’une main ils retenaient leur mitraillette à leur côté, de l’autre ils jetèrent leur béret en l’air. « Hourra ! hurlèrent-ils, on y va ! » Et la lecture du discours se conclut par un joyeux désordre, chacun cherchant, ramassant et remettant son béret de travers, sans lâcher l’arme contre son flanc qui s’entrechoquait avec celle des autres. « Vous entendez ce qu’il dit, l’enformolé ? Il nous fait des signes de derrière sa vitre, des signes de poisson dans son bocal ! Mais on n’entend rien ! C’est qu’il a du formol plein la bouche, l’épave ! »

Le soleil de juin faisait briller l’herbe, une brise agitait le nouveau feuillage des hêtres, ils riaient en faisant assaut de rodomontades. « Que nous dit-il ? De faire les morts ? Sans l’être ? Sommes-nous morts ? Que dit-il, le figé dans le bocal ? De faire comme si de rien n’était ? De laisser les étrangers se battre entre eux, chez nous, de baisser la tête pour éviter les balles, et dire “Oui monsieur” à l’Allemand ? Il nous demande de faire les Suisses, chez nous, alors qu’on se bat dans notre jardin ! Allons ! Nous aurons bien le temps de faire les morts plus tard. Quand nous le serons tous. »

Cela fit du bien.

Ils descendirent en colonne pédestre par les sentiers de la forêt, adultes pondus du jour, vierges de violence militaire mais gorgés de cette volonté d’en découdre qui agit sur les membres comme une vapeur sous pression. Il plut dans l’après-midi, d’une belle pluie d’été aux larges gouttes. Elle les rafraîchit sans les mouiller et fut aussitôt absorbée par les arbres, les fougères, l’herbe. Cette gentille pluie les entoura de parfums de terre musquée, de résine et de bois chauffé, comme un nimbe sensible, comme si on les encensait, comme si on les poussait à la guerre.

Salagnon portait le FM en travers de ses épaules, et Roseval derrière lui des chargeurs dans une musette. Brioude ouvrait la marche et derrière lui ses vingt hommes respiraient à fond. Quand ils débouchèrent du bois, les nuages s’ouvrirent et laissèrent voir le fond bleu du monde. Ils s’alignèrent dans les buissons de fougères au-dessus d’une route. Des gouttes bien formées perlaient aux frondes, tombaient dans leur cou et roulaient dans leur dos, mais sous leur ventre la litière sèche leur tenait chaud.

Quand la Kübelwagen grise apparut au virage, précédant deux camions, ils ouvrirent le feu sans attendre. D’un appui continu de l’index Salagnon vida le magasin de l’arme, puis en changea, cela dura quelques secondes, et il continua de tirer en changeant à peine l’axe de tir. L’approvisionneur allongé à côté de lui gardait une main posée sur son épaule et de l’autre lui tendait déjà un chargeur plein. Salagnon tirait, cela faisait un grand vacarme, ceci serré contre lui chauffait et tressautait, et quelque chose au loin situé dans l’axe bien droit du regard se délitait en copeaux, se repliait sous l’effet de coups invisibles, s’effondrait comme aspiré de l’intérieur. Salagnon éprouvait un grand bonheur à tirer, sa volonté sortait de lui par son regard et, sans contact, cela découpait la voiture et les camions comme une bûche à coups de hachette. Les véhicules se repliaient sur eux-mêmes, les tôles se gondolaient, les vitres s’effondraient en nuages d’éclat, des flammes commençaient d’apparaître ; une simple intention du ventre, dirigée par le regard, accomplissait tout cela.

Après le halte-au-feu, il n’y eut plus aucun bruit. La voiture dévastée penchait sur le bas-côté, un camion gisait sur la route avec ses roues brisées, et l’autre brûlait écrasé contre un arbre. Les maquisards se glissèrent de buisson en buisson puis vinrent sur la route. Plus rien ne bougeait sauf les flammes, et une colonne de fumée très lente. Les chauffeurs hachés de balles étaient morts, ils s’accrochaient à leur volant dans des positions inconfortables, et l’un d’eux brûlait en dégageant une horrible odeur. Sous leur bâche les camions transportaient des sacs de courrier, des caisses de rations, et d’énormes ballots de papier hygiénique gris. Ils laissèrent tout. La voiture avait été conduite par deux hommes en uniforme, l’un de cinquante ans et l’autre de vingt, maintenant renversés en arrière, la nuque sur le siège, bouche ouverte et les yeux clos. Ils auraient pu être le père et le fils pendant la sieste, dans une voiture garée au bord du chemin. « Ce ne sont pas leurs meilleures troupes qui sont ici, marmonna Brioude penché sur eux. Ce sont les vieux, ou les très jeunes. » Salagnon marmonna un acquiescement, il se donnait une contenance en examinant les morts, faisant mine de chercher sous leurs pieds il ne savait quoi mais qui aurait de l’importance. Le jeune homme n’avait été atteint que d’une balle au flanc, qui ne laissait qu’un petit trou rouge, et semblait dormir. C’était étonnant car l’homme mûr au volant avait la poitrine hachée ; sa vareuse semblait arrachée à coups de dents et laissait voir une chair rougeâtre violemment mastiquée, d’où dépassaient des os blanc rangés de travers. Salagnon essaya de se souvenir s’il s’était acharné sur le côté gauche de l’automobile. Il ne savait plus, et cela n’avait pas d’importance. Ils remontèrent sans joie dans la forêt.

 

On leur largua des armes la nuit ; le son d’avions invisibles passa au-dessus d’eux, ils allumèrent des feux d’essence sur le grand pré, et du ciel noir s’ouvrirent d’un coup une série de corolles blanches. Les feux furent éteints, le bruit des avions s’évapora et ils coururent récupérer les tubes de métal tombés dans l’herbe. La rosée mouillait la soie des parachutes, qu’ils plièrent avec soin. À l’intérieur des containers ils trouvèrent des caisses de matériel et de munitions, des mitraillettes et des chargeurs, une mitrailleuse anglaise, des grenades et une radio portable.

Et au milieu des corolles de soie dégonflées ils virent apparaître des hommes debout, qui se décrochaient de leur harnais avec des gestes tranquilles. Quand ils s’approchèrent pour les mieux voir, ils furent salués dans un français approximatif. Ils les conduisirent au grangeon qui servait de PC. Dans la lueur tremblante de la lampe à pétrole, ils paraissaient très jeunes, blonds et roux, les six commandos anglais qu’on leur avait envoyés. Les jeunes Français se pressaient autour d’eux l’œil brillant, le rire facile, s’apostrophant avec bruit, guettant l’effet que pourraient produire leur allant et leurs cris sonores. Indifférents, les jeunes Anglais expliquaient au colonel le but de leur mission. Leurs uniformes décolorés leur allaient parfaitement, la toile usée suivait tous leurs gestes, ils vivaient avec depuis si longtemps, c’était leur peau. Leurs yeux dans leur visage très jeune bougeaient à peine, gardaient un éclat fixe très étrange. Ils avaient survécu à déjà autre chose, ils venaient former les Français à des techniques de meurtre très nouvelles, que l’on avait élaborées en dehors de la France, ces derniers mois, pendant qu’ils étaient cachés dans les bois, pendant qu’ailleurs on se battait. Ils surent très bien leur expliquer tout ceci. Leur français sommaire hésitait sur les mots mais s’écoulait assez lentement pour qu’ils puissent comprendre, et même imaginer au fur et à mesure de quoi il s’agissait vraiment.

Assis en rond, ils écoutèrent la leçon de l’Anglais. Le jeune homme aux mèches follettes qui flottaient à la moindre brise leur présenta le couteau à énuquer dont ils avaient reçu toute une caisse. On aurait dit un couteau de poche à plusieurs lames. On pouvait l’utiliser pour pique-niquer, déplier la lame, l’ouvre-boîte, la lime, la petite scie, des outils bien utiles pour une vie dans les bois. Mais aussi on pouvait sortir du manche un poinçon très solide long comme le doigt. Le poinçon servait à énuquer, c’est-à-dire, comme le montra le jeune homme blond en mots très lents, s’approcher de l’homme que l’on veut tuer, plaquer la main sur sa bouche pour éviter les cris, puis de la main droite, qui tient solidement le couteau à énuquer, plonger avec décision l’outil dans le trou à la base du crâne, juste entre les colonnes de muscles qui le soutiennent ; ce trou, que l’on peut trouver à l’arrière de son crâne en le cherchant du doigt, semble fait exprès pour qu’on le perfore, comme un opercule que l’on aurait placé là. La mort est immédiate, les souffles s’échappent par la porte des vents, l’homme tombe en silence, tout ramolli.

Salagnon fut troublé par cet objet si simple. Il tenait dans la main comme un couteau pliant, et sa forme parfaite montrait le sens pratique dont pouvait faire preuve l’industrie. Un ingénieur en avait tracé le profil, déterminé sa longueur exacte en fonction de l’usage, et peut-être travaillait-il avec un crâne sur sa table à dessin pour tester les mesures. Il devait les reporter à l’aide d’un pied à coulisse bien entretenu qu’il ne laissait manipuler par personne d’autre que lui. Quand ses crayons étaient émoussés par le dessin, il les taillait avec soin. On avait ensuite réglé les machines-outils d’une usine du Yorkshire ou de Pennsylvanie selon les cotes portées sur le plan, et le couteau à énuquer avait été produit en masse, de la même façon qu’un gobelet en aluminium. Avec cet objet dans sa poche, Salagnon vit tous les gens qui l’entouraient d’une façon différente : une petite porte à l’arrière de leur crâne, fermée mais qui pouvait s’ouvrir, laissait sortir le souffle et entrer les vents. Tous pouvaient mourir, à l’instant, de sa main.

Un autre commando, roux et rose comme une caricature d’Anglais, leur expliqua le poignard de commando. L’objet pouvait se lancer et tombait toujours du côté de la pointe. Acéré, il se plantait profond ; il tranchait aussi. Et si on l’utilisait sans le lâcher, on ne devait pas le tenir comme le tient Tarzan quand il affronte les crocodiles, mais la lame dans la direction du pouce, pas très différemment d’un couteau à viande. La fonction n’est-elle pas la même, trancher ? Alors les gestes se ressemblent.

La lenteur des explications, leur français hésitant, leur volonté d’être bien compris, laissait tout loisir de se représenter ce dont on parlait vraiment : un malaise diffus imprégnait l’atmosphère. Plus aucun des jeunes gens ne crânait ni ne tentait de boutade : ils manipulaient ces objets simples avec un peu de gêne. Ils faisaient attention de ne pas toucher les lames. Ils accueillirent avec soulagement l’étude des explosifs. Le plastic, douce pâte à modeler, avait un contact onctueux sans rapport avec son usage. Et on le déclenchait avec une abstraction de fils. Ils se concentrèrent sur les connexions et ce fut bien rassurant. Heureusement que l’on ne pense pas à tout, tout le temps. Les détails techniques sont les bienvenus pour occuper l’attention.

 

Quand ils attaquèrent la colonne de camions qui remontaient le val de Saône, ce fut plus sérieux. Cela ressembla davantage à une bataille. Les trente camions chargés de fantassins furent pris sous le feu des fusils-mitrailleurs embusqués sur la pente au-dessus d’eux, derrière des haies et des souches. Sautant des camions, plongeant dans les fossés, les soldats aguerris ripostèrent, tentèrent une contre-attaque, qui fut repoussée. Des corps jonchaient l’herbe et le bitume entre les carcasses qui brûlaient. Quand les chargeurs furent vides, l’attaque cessa. La colonne fit marche arrière dans un certain désordre. Les maquisards laissèrent faire, comptèrent les dégâts à la jumelle, et se retirèrent. Quelques minutes après deux avions volant très bas vinrent mitrailler la pente. Leurs grosses balles hachèrent les buissons, retournèrent le sol, des troncs larges comme le bras furent déchiquetés et tombèrent. La cuisse de Courtillot fut traversée d’une grosse écharde humide de sève, longue comme le bras, pointue comme une lame. Les avions revinrent plusieurs fois au-dessus de la route fumante puis repartirent. Les maquisards remontaient dans les bois en portant leur premier blessé.

 

Sencey fut pris. Ce fut facile. Il suffisait d’avancer et de baisser la tête pour éviter les balles. Les balles de mitrailleuses suivaient l’axe de la grand-rue. Elles passaient haut, un faux plat les gênait, on distinguait dans la lumière éblouissante l’abri de sacs de sable, le museau perforé de la mitrailleuse allemande et les casques ronds qui dépassaient, hors d’atteinte. Les balles se précipitaient dans l’air chaud avec une vibration suraiguë, une longue déchirure qui se terminait par un claquement sec contre la pierre. Ils baissaient la tête, les pierres blanches au-dessus d’eux éclataient avec de petits nuages de poussière crayeuse et une odeur de calcaire cassé à la pioche en plein soleil.

Sencey fut pris, car il fallait qu’il fût pris. Le colonel insista pour marquer une progression sur la carte. Prendre ville est le principal acte militaire, même s’il s’agit d’une bourgade mâconnaise assoupie à l’heure de la sieste. Ils avançaient en baissant la tête, évitant les balles que la mitrailleuse tirait trop haut. Ils se cachaient en ligne dans l’encoignure des portes. Ils rampaient à la base des murs, se réduisaient derrière une borne au point de n’en plus dépasser, mais devant la grand-rue ils ne pouvaient aller plus loin.

Brioude avançait par petits sauts, les jambes pliées et le dos horizontal, les doigts de sa main gauche appuyés au sol ; sa main droite serrait sa mitraillette Sten, et ses doigts blanchissaient aux jointures tant il la serrait, cette arme qui avait encore si peu servi. Roseval derrière marchait aussi bas, et Salagnon ensuite, et les autres, en file, s’égrenant le long des façades derrière les obstacles, derrière les coins de mur, derrière les bancs de pierre, les encoignures de porte. Les rues de Sencey étaient de cailloux, les murs de pierre claire, tout reflétait la lumière blanche. On voyait la chaleur comme une ondulation de l’air, et ils avançaient en plissant les yeux, suant du dos, suant du front, suant des bras, suant des mains aussi mais ils les essuyaient sur leur short pour qu’elles ne glissent pas sur la poignée de leur arme.

Portes et volets du village étaient clos, ils ne virent personne, ils se débrouillèrent avec les Allemands sans qu’aucun habitant ne s’en mêle. Mais parfois quand ils passaient devant une porte, colonne d’hommes en chemise blanche avançant par petits bonds, cette porte s’ouvrait et une main – ils ne virent jamais que la main – posait sur le seuil une bouteille pleine, et ensuite la porte se refermait avec un bruit ridicule, un petit claquement de serrure au milieu du crépitement des balles. Ils buvaient, passaient au suivant, c’était du vin frais ou de l’eau, et le dernier posait avec soin la bouteille vide sur une fenêtre. Ils continuaient d’avancer le long de la rue principale. Il aurait fallu la franchir. Les pierres rayonnaient de chaleur blanche qui leur brûlait les mains et les yeux. La mitrailleuse des Allemands postée au bout tirait au hasard, au moindre mouvement. De l’autre côté s’ouvraient des ruelles ombreuses qui auraient permis de s’en approcher à l’abri. Deux bonds suffisaient.

Brioude par gestes indiqua la rue. Il fit deux rotations de poignet figurant les deux bonds et pointa la ruelle de l’autre bord. Les autres acquiescèrent, accroupis, en silence. Brioude bondit, plongea, et roula à l’abri. Les balles suivirent, mais trop tard et trop haut. Il était de l’autre côté de la rue, il leur fit signe. Roseval et Salagnon partirent ensemble, coururent brusquement, et Salagnon crut sentir le vent des balles derrière lui. Il n’était pas sûr que des balles fassent du vent, ce n’était peut-être que leur bruit, ou bien le vent de sa propre course ; il tomba assis contre le mur à l’ombre, la poitrine prête à éclater, mis hors d’haleine par deux bonds. Le soleil écrasait les pierres, la rue était difficile à regarder, de l’autre côté les hommes accroupis hésitaient. Dans ce silence surchauffé où tout devenait plus épais et plus lent, Brioude fit des gestes insistants sans aucun bruit, qui paraissaient ralentis comme au fond d’une piscine. Mercier et Bourdet se lancèrent et la rafale prit Mercier au vol, le frappa en l’air comme la raquette frappe une balle, et il tomba à plat ventre. Une tache de sang se déploya sous lui. Bourdet ne pouvait s’arrêter de trembler. Brioude fit un geste d’arrêt, les autres en face restèrent accroupis au soleil, ceux qui étaient passés s’enfoncèrent dans la ruelle à sa suite.

Le corps de Mercier resta allongé. La mitrailleuse tira à nouveau, plus bas, et les cailloux sautèrent autour de lui, plusieurs balles le frappèrent avec un bruit de marteau sur de la chair, le corps bougeait avec de petits jets de sang et de tissu déchiré.

Dans les ruelles entre les maisons de pierre, dans l’ombre et le silence, sans plus de précautions ils coururent. Ils tombèrent sur deux Allemands couchés derrière un puits, leur fusil pointé sur la grand-rue. Ils interdisaient le passage dans le mauvais sens. Ils furent alertés par les pas précipités derrière eux mais trop tard, ils se retournèrent, Brioude qui courait tira par réflexe, sa mitraillette Sten tenue devant lui à bout de bras comme s’il se protégeait de quelque chose, comme s’il avançait dans le noir en craignant de se cogner, les lèvres pincées, les yeux réduits à des fentes. Les deux Allemands s’affaissèrent en se vidant de leur sang, le casque de travers, et ils ne ralentirent pas, ils sautèrent par-dessus les corps, ils s’approchaient de la mitrailleuse cachée.

Ils parvinrent tout près, ils virent les casques par-dessus les sacs de sable et le canon perforé qui oscillait. Roseval lança très vite une grenade et se jeta à terre ; il avait lancé trop court, l’objet roula devant les sacs et explosa, des débris de terre et de cailloux volèrent par-dessus les têtes, des débris métalliques retombèrent avec des tintements. Quand la poussière se fut dissipée, les quatre hommes regardèrent à nouveau. Les casques et l’arme avaient disparu. Ils vérifièrent, avancèrent lentement, contournèrent, jusqu’à s’assurer que la place était vide. Alors ils se redressèrent, Sencey était pris.

Du porche de l’église ils virent en contrebas la campagne quadrillée de haies. Les prés descendaient en pente douce jusqu’à Porquigny dont on apercevait la gare, et au-delà la Saône bordée d’arbres, et la plaine délavée de lumière, presque dissoute dans l’air éblouissant. Sur la route de Porquigny trois camions s’éloignaient en cahotant. Au hasard des virages et des bosses ils envoyaient des éclairs brefs quand le soleil se reflétait sur leurs vitres. Deux fumées verticales montaient au-dessus des voies, là où devaient être des trains.

Devant le porche de l’église, tout au bout du village d’où l’on voyait la campagne alentour, Salagnon dut s’asseoir ; ses muscles tremblaient, ses membres ne le portaient plus, il transpirait. L’eau coulait hors de lui comme si sa peau n’était qu’une gaze de coton, il ruisselait, et cela puait, il collait. Assis, les mains serrées sur son arme pour qu’elle au moins ne tremble pas, il pensa à Mercier laissé dans la rue, tué au vol, par malchance. Mais il fallait bien que quelqu’un d’entre eux meure, c’était la règle immémoriale, et il ressentit l’immense joie, l’immense absurdité d’être resté vivant.

 

Prendre Porquigny était facile. Il suffisait de descendre par les chemins, de se cacher entre les haies. À Porquigny ils atteindraient la voie ferrée, la grande route, la Saône ; et alors viendrait la nouvelle armée française, et les Américains qui remontaient vers le nord aussi vite que le leur permettaient leurs gros paquetages.

Ils se glissèrent dans les prés, atteignirent les premières maisons. Abrités aux angles des murs ils écoutaient. De grosses mouches lentes venaient les agacer, ils les chassaient de petits gestes. Ils n’entendaient rien à part le vol des mouches. L’air vrombissait autour d’eux ; mais l’air vibrant de chaleur ne fait pas de bruit : cela se voit juste, cela déforme les lignes et l’on voit mal, on papillote des cils pour les décoller, alors on s’essuie les yeux d’une main mouillée de sueur. L’air chaud ne fait aucun bruit, ce sont les mouches. Dans le bourg de Porquigny les mouches formaient des essaims paresseux, qui vrombissaient continûment. Il fallait les chasser de grands gestes, mais elles ne réagissaient pas, à peine, elles s’envolaient pour se reposer au même endroit. Elles ne craignaient pas les menaces, rien ne pouvait les écarter, elles collaient au visage, aux bras, aux mains, partout où coulait un peu de sueur. Dans le bourg, l’air vibrait d’une chaleur désagréable, et de mouches.

Le premier corps qu’ils virent fut celui d’une femme couchée sur le dos ; sa jolie robe s’étalait autour d’elle comme si elle l’avait déployée avant de s’étendre. Elle avait trente ans et l’air d’une citadine. Elle aurait pu être ici en vacances ou l’institutrice du village. Morte elle avait les yeux ouverts, et elle gardait un air de tranquille indépendance, d’assurance et d’instruction. La blessure à son ventre ne saignait plus mais l’encroûtement rouge qui déchirait sa robe frémissait d’un gros velours de mouches.

Ils trouvèrent les autres sur la place de l’église, disposés en ligne contre les murs, certains effondrés en travers de portes entrouvertes, plusieurs entassés sur une charrette légère, attelée d’un cheval qui restait là sans bouger, clignant juste des yeux et agitant les oreilles. Les mouches allaient d’un corps à l’autre, elles formaient des tourbillons au hasard, leur bourdonnement emplissait tout.

Les maquisards avançaient à pas précautionneux, ils restaient en colonne parfaite, respectant les distances comme jamais ils ne l’avaient fait. L’air vibrant ne laissait place à aucun autre son, ils en oubliaient être dotés de parole. Ils se couvraient machinalement la bouche et le nez, pour se protéger de l’odeur et de l’entrée des mouches ; et pour se montrer, comme à leurs camarades autour, qu’ils avaient le souffle coupé et qu’ils ne pouvaient rien dire. Ils comptèrent et trouvèrent vingt-huit cadavres dans les rues de Porquigny. Le seul homme jeune était un garçon de seize ans en chemise blanche ouverte, une mèche blonde lui barrant le front, les mains dans le dos attachées d’une corde. Sa nuque avait explosé d’une balle tirée de près, qui avait épargné son visage. Les mouches ne rampaient qu’à l’arrière de sa tête.

Ils sortirent de Porquigny en direction de la gare construite en contrebas, au-delà de prés parsemés de bosquets, derrière un alignement de peupliers. Il y eut un sifflement dans le ciel et une série d’explosions bien en ligne souleva le sol devant eux. Le sol trembla et les fit trébucher. Ils entendirent ensuite le choc sourd des coups de départ. Une seconde salve partit et les explosions les entourèrent, les couvrant de terre et d’échardes humides. Ils s’égaillèrent derrière les arbres, remontèrent en courant dans le village, certains restant couchés à terre. « Le train blindé », dit Brioude, mais personne ne l’entendit, dans le tonnerre du bombardement sa voix ne portait pas, et ce fut une fuite. Le sol tremblait, la fumée mêlée de terre n’en finissait pas de retomber, une pluie de petits débris grêlait autour d’eux, sur eux, tous étaient sourds, aveugles, affolés, et ils coururent vers le village au plus vite sans s’occuper de rien d’autre que de fuir.

Quand ils furent entre les maisons, certains manquaient. Les salves s’interrompirent. Ils distinguèrent des grondements de moteur. Traversant le rideau de peupliers trois chars Tigre remontaient la pente vers Porquigny. Ils laissaient derrière eux des ornières de terre retournée, et des hommes en gris les suivaient, abrités par les gros blocs de métal dont ils entendaient le grincement continu.

Le premier tir perça une fenêtre et explosa dans une maison dont le toit s’effondra. Les poutres craquèrent, les tuiles dégringolèrent avec des tintements de terre cuite et une colonne de poussière rougeâtre s’éleva au-dessus de la ruine, se répandit dans les rues.

Les maquisards cherchaient l’abri des maisons. Derrière les chars, les soldats en gris avançaient courbés pour ne pas faire cible. Ils avançaient ensemble, ne tiraient pas, ne se découvraient pas, les machines leur ouvraient le chemin. Les jeunes Français en chemise blanche qui voulaient en découdre allaient être écrasés comme des coquilles par les mâchoires de fer d’un casse-noix. Non pas tant par les machines que par l’organisation.

Quand ils furent à portée, les balles de fusils-mitrailleurs rebondirent sur le gros blindage sans même l’entamer. Les chars Tigre avançaient en écrasant l’herbe. Quand eux tiraient, leur masse se soulevait d’un gros soupir, et en face un mur s’effondrait.

Roseval et Salagnon s’étaient réfugiés dans une maison dont ils avaient ouvert la porte à coups de pied. Une famille sans mari ni garçon était tapie au fond de la cuisine. Roseval alla les rassurer pendant que Salagnon par la porte surveillait la tourelle carrée aux belles lignes qui lentement avançait, qui lentement tournait, pointant partout son œil noir. Le coup au but détruisit la cuisine. Salagnon fut couvert de poussière ; ne restaient intacts que les montants de la porte arrachée de ses gonds. Salagnon protégé des grosses pierres ne fut pas touché. Il ne regarda pas derrière lui le fond de la pièce. Il surveillait le char qui avançait suivi de soldats aguerris dont il pouvait distinguer l’équipement ; pas encore le visage ; mais ils avançaient vers lui. Couvert de poussière, derrière des pierres branlantes, il les surveillait avec attention comme si l’attention pouvait le sauver.

Les trois avions vinrent du sud, le corps peint d’une étoile blanche. Ils ne volaient pas très haut et firent en passant le bruit d’un ciel qui se déchire. Ils firent le bruit auquel on s’attend si le ciel se déchire ; car il n’y a que la déchirure du ciel dans toutes ses épaisseurs qui puisse produire ce bruit-là, qui fasse rentrer la tête dans les épaules en pensant qu’il n’existe rien de plus fort ; mais si. Ils passèrent une deuxième fois et tirèrent de grosses balles sur les chars Tigre, des balles explosives qui soulevaient la terre et les cailloux autour d’eux, rebondissaient à grand bruit sur leur blindage. Ils virèrent sur l’aile avec des vrombissements d’énormes scies circulaires et filèrent vers le sud. Les chars firent demi-tour, les soldats aguerris toujours abrités derrière eux. Les maquisards restèrent dans leurs abris miraculeux qui avaient tenu jusque-là, l’oreille aux aguets, guettant l’évanouissement du bruit des moteurs. Revint alors le bourdon continu des mouches qu’ils avaient oubliées.

Quand les premiers zouaves portés arrivèrent au village, les maquisards sortirent en clignant des yeux ; ils serraient leurs armes tièdes et gluantes de sueur, titubaient comme après un gros effort, une grosse fatigue, une nuit passée à boire et maintenant c’était le jour. Ils firent de grands gestes aux soldats verts qui avançaient entre des chars Sherman, engoncés dans leur paquetage, le fusil en travers des épaules, le casque lourd dissimulant leurs yeux.

Les jeunes garçons embrassèrent les soldats de l’armée d’Afrique, qui leur rendirent avec patience et gentillesse leurs effusions, habitués qu’ils étaient depuis des semaines à déclencher la joie sur leur passage. Ils parlaient français, mais avec un rythme dont ils n’avaient pas l’habitude, avec une sonorité qu’ils n’avaient encore jamais entendue. Il leur fallait tendre l’oreille pour comprendre, et cela faisait rire Salagnon qui n’avait pas imaginé que l’on puisse parler ainsi. « C’est drôle, comme ils parlent, dit-il au colonel. – Vous verrez, Salagnon, les Français d’Afrique sont parfois difficiles à comprendre. On est souvent surpris, et pas toujours pour le mieux », marmonna-t-il en resserrant son écharpe saharienne, et replaçant son képi bleu ciel selon l’inclinaison exacte que demandait sa couleur bleu ciel.

 

Salagnon épuisé se coucha dans l’herbe, au-dessus de lui flottaient de gros nuages bien dessinés. Ils se tenaient en l’air avec une majesté de montagne, avec le détachement de la neige posée sur un sommet. Comment autant d’eau peut donc rester en l’air ? se demanda-t-il. Couché sur le dos, attentif au reflux qui parcourait ses membres, il n’avait pas de meilleure question à poser. Il se rendait compte maintenant qu’il avait eu peur ; mais si peur que plus jamais il n’aurait peur. L’organe qui le lui permettait avait été brisé d’un coup, et emporté.

Les zouaves portés s’installaient autour de Porquigny. Ils disposaient d’une quantité extravagante de matériel qui venait par camions et qu’ils déballaient dans les prés. Ils dressèrent des tentes, les alignèrent au cordeau, empilèrent des caisses en énormes tas, vertes et marquées en blanc de mots anglais. Des chars se garaient en rangs aussi naturellement que des automobiles.

Salagnon épuisé assis dans l’herbe regardait le camp se monter, les véhicules venir, les centaines d’hommes se livrer à des tâches d’installation. Devant lui passaient les chars arrondis en forme de batraciens, les voitures tout-terrain sans angles vifs, les camions renfrognés aux muscles de bovins, les soldats en tenue ample sous un casque rond, le pantalon bouffant par-dessus la chaussure lacée. Tout était couleur grenouille foncée, un peu bourbeuse comme au sortir de l’étang. Le matériel américain est construit selon des lignes organiques, pensa-t-il ; on l’a dessiné comme une peau par-dessus les muscles, on lui a donné des formes bien adaptées au corps humain. Alors que les Allemands pensent en volumes gris, mieux dessinés, plus beaux, inhumains comme des volontés ; anguleux comme des raisonnements indiscutables.

L’esprit vide, Salagnon voyait des formes. Dans son esprit sans occupation, son talent revenait. Il voyait d’abord en lignes, il les suivait d’une attention muette et sensible comme peut l’être une main. La vie militaire permet de telles absences, ou les impose à ceux qui ne le souhaiteraient pas.

 

Le colonel, homme rien moins que contemplatif, rassembla ses hommes. Il fit chercher les morts laissés dans le pré labouré d’obus et sous les maisons effondrées. Ils portèrent les blessés jusqu’à la tente-hôpital. Salomon Kaloyannis s’occupait de tout. Le médecin-major accueillait, organisait, opérait. Ce petit homme affable semblait soigner par le simple contact de ses mains, douces et volubiles. Avec son accent rigolo – ce fut le mot qui vint à Salagnon – et avec trop de phrases, il fit installer les plus gravement atteints dans la tente, et fit aligner les autres sur des sièges de toile posés dans l’herbe. Il interpellait sans cesse un grand type moustachu qu’il appelait Ahmed, et qui lui répondait sans cesse d’une voix très douce : « Oui, docteur. » Il répétait ensuite les ordres dans une langue qui devait être de l’arabe à d’autres gaillards bistre comme lui, brancardiers, infirmiers, qui s’occupaient des blessés avec des gestes efficaces et simplifiés par l’habitude. Ahmed, qu’une moustache et de gros sourcils rendaient terrible, donnait ses soins avec une grande douceur. Un jeune maquisard au bras abîmé, qui n’avait rien dit depuis des heures en serrant contre lui son membre sanglant, soutenu par la colère, fondit en larmes dès qu’à l’aide d’une compresse, à petits coups délicats, il commença de le lui laver.

Une infirmière en blouse apportait de la tente des pansements et des flacons de désinfectant. Elle s’inquiétait des blessés d’une voix chantante, elle transmettait d’un ton ferme aux infirmiers les instructions du médecin-major occupé à l’intérieur ; ils acquiesçaient avec leur accent prononcé et souriaient à son passage. Elle était très jeune, et tout en courbes. Salagnon qui pensait en formes la suivit des yeux, d’abord rêveusement en se laissant aller à son talent. Elle s’efforçait à la neutralité mais n’y parvenait pas. Une mèche dépassait de ses cheveux tirés, ses formes dépassaient de sa blouse boutonnée, ses lèvres rondes dépassaient de l’air sérieux qu’elle essayait de se donner. La femme dépassait d’elle, rayonnait d’elle à chacun de ses gestes, s’échappait d’elle à la moindre respiration ; mais elle essayait de jouer le mieux possible son rôle d’infirmière.

Tous les hommes du régiment de zouaves portés la connaissaient par son nom. Comme eux tous, elle faisait de son mieux dans cette guerre d’été où l’on gagnait toujours, elle méritait sa place parmi eux, elle était Eurydice, la fille du docteur Kaloyannis, et personne n’omettait jamais de la saluer en la croisant. Victorien Salagnon ne saurait jamais si tomber amoureux d’Eurydice à ce moment-là avait tenu aux circonstances, ou à elle. Mais peut-être les individus ne sont-ils que les circonstances dans lesquelles ils apparaissent. L’aurait-il vue dans les rues de Lyon où il allait sans rien voir, parmi mille femmes qui passaient autour de lui ? Ou alors jaillit-elle à ses yeux parce qu’elle était la seule femme parmi un millier d’hommes fatigués ? Peu importe, les gens sont leur environnement. Donc un jour de 1944, alors que Salagnon ne rêvait que de lignes, alors que Victorien Salagnon épuisé ne percevait rien d’autre que la forme des objets, alors que son prodigieux talent revenait en ses mains enfin libres, il vit Eurydice Kaloyannis passer devant lui ; et il ne la quitta plus jamais des yeux.

 

Le colonel se fit connaître de l’autre colonel, Naegelin, celui des zouaves portés, un Français d’Oran très pâle qui l’accueillit avec politesse, comme il accueillait tous les combattants de la liberté qui le rejoignaient depuis Toulon ; mais aussi avec un peu de méfiance quant à son grade, son nom, ses états de service. Le colonel rangea ses hommes et les fit saluer, il se présenta en bombant le torse, il criait d’une voix forcée qu’aucun de ses jeunes gens ne lui connaissait. Ils avaient pourtant fière allure ainsi alignés au soleil, équipés d’armes anglaises dépareillées, vêtus de l’uniforme des chantiers un peu usé, un peu sales, un peu approximatifs dans leur garde-à-vous, mais tremblant d’enthousiasme dans leur posture, et relevant le menton avec une ardeur que l’on ne trouve plus chez les militaires, ni ceux qu’une longue paix avait ramollis, ni ceux qu’une trop longue guerre désabusait.

Naegelin salua, lui serra la main, et déjà il regardait ailleurs et s’occupait à d’autres tâches. Ils furent intégrés comme compagnies supplétives, sous les ordres de leur commandement habituel. Le soir sous la guitoune le colonel leur distribua des grades imaginaires. En pointant du doigt à la ronde il nomma quatre capitaines et huit lieutenants. « Capitaine ? Vous n’y allez pas un peu fort ? s’étonna l’un d’eux, perplexe, retournant entre ses doigts le morceau de ruban doré qu’il venait de recevoir. – Et alors, vous ne savez pas coudre ? Mettez-moi ces galons sur votre manche et vite ! Sans galon, vous fermez votre gueule ; avec le galon sur la manche, vous pourrez l’ouvrir. Les choses vont vite. Malheur à ceux qui traînent. »

Salagnon en fut, parce qu’il était là et parce qu’il fallait du monde. « Vous me plaisez bien, Salagnon. Vous avez une bonne tête, bien pleine, et bien sur les épaules. Et maintenant, cousez. »

Cela dura le temps de le dire. En 1944 les décisions ne traînaient pas. Si depuis 40, personne n’avait décidé de rien sinon de se taire, en 44 on se rattrapait. Tout était possible. Tout. Dans tous les sens.

 

Toute la nuit des chars montèrent vers le nord par la route. Ils éclairaient le précédent de leurs phares baissés, poussant chacun devant eux une portion de route illuminée. Au matin ce furent des avions qui passèrent bas, très vite, par groupes de quatre bien rangés. Ils entendirent selon les vents des grondements et des impacts, un bruit de forge qui semblait venir par le sol, le fracas sourd des échanges d’obus. La nuit des halos de flammes tremblaient à l’horizon.

On les laissait à part. Le colonel acceptait toutes les missions mais ne décidait de rien. Il allait marcher le soir dans les chemins, et par de brusques moulinets de sa canne il décapitait les chardons, les orties ou toutes les hampes florales un peu hautes qui dépassaient de l’herbe.

Les blessés arrivaient par camions, abîmés, mal pansés, ensanglantés, cachés pour les plus atteints sous des couvertures, et on les installait dans la tente-hôpital de Kaloyannis qui les aidait à survivre ou à mourir avec une douceur égale. La compagnie supplétive du colonel aidait aux transports, portait des civières, alignait au sol les morts que l’on sortait un par un de la tente verte marquée d’une croix rouge. Sinon ils passaient de longues heures à ne rien faire, car la vie militaire se répartit ainsi, alternance de périodes trop actives qui épuisent, et de périodes vides que l’on remplit par la marche et le ménage. Mais là, en campagne, par rien. Beaucoup dormaient, nettoyaient leurs armes jusqu’à en connaître la moindre éraflure, ou cherchaient de quoi un peu mieux manger.

Pour Salagnon le temps vide était celui du dessin ; le temps qui ne bouge pas produisait un picotement de ses yeux et de ses doigts. Sur le papier d’emballage américain qui lui restait il dessinait des mécanos torse nu qui fouillaient dans le moteur des chars, d’autres qui réparaient les pneus des camions à l’ombre de peupliers, d’autres sous les feuillages mouvants qui transvasaient de l’essence avec de gros tuyaux qu’ils prenaient à bras-le-corps ; il dessina les maquisards semés dans l’herbe, couchés entre les fleurs, donnant forme aux nuages traversant le ciel. Il dessina Eurydice qui passait. Il la dessina plusieurs fois. Alors qu’il la dessinait, encore une fois, sans exactement y penser, toute son âme concentrée entre son crayon et la trace qu’il laissait, une main se posa sur son épaule mais si douce qu’il ne sursauta pas. Kaloyannis sans rien dire admirait la silhouette de sa fille sur le papier. Salagnon immobilisé ne savait pas comment il devait réagir, s’il devait lui montrer le dessin, ou bien le cacher en lui présentant des excuses.

« Vous dessinez merveilleusement ma fille, dit-il enfin. Ne voudriez-vous pas venir plus souvent à l’hôpital ? Pour faire son portrait, et me le donner. »

Salagnon accepta dans un soupir de soulagement.

 

Salagnon venait souvent auprès de Roseval. Quand il ferma les yeux il le dessina. Il lui fit un visage très pur où l’on ne voyait pas la sueur, où l’on n’entendait pas la respiration sifflante, où l’on ne devinait pas les crispations des lèvres ni les tremblements qui remontaient de son ventre bandé et le parcouraient tout entier. Il ne montra pas sa pâleur qui tirait sur le vert, il ne montra aucune des paroles incohérentes qu’il bredouillait sans ouvrir les yeux. Il fit le portrait d’un homme presque alangui qui reposait sur le dos. Avant de fermer les yeux, il lui avait agrippé la main, l’avait serrée très fort, et avait parlé très bas mais de façon claire.

« Tu sais, Salagnon, je ne regrette qu’une chose. Pas de mourir ; cela, tant pis. Il le faut bien. Ce que je regrette, c’est de mourir puceau. J’aurais bien aimé. Tu le feras pour moi ? Quand ça t’arrivera, tu penseras à moi ?

— Oui. Je te le promets. »

Roseval lui lâcha la main, ferma les yeux, et Salagnon le dessina au crayon sur le gros papier brun qui emballait les munitions américaines.

« Vous le dessinez comme s’il dormait, dit Eurydice par-dessus son épaule. Alors qu’il souffre.

— Il est plus ressemblant quand il ne souffre pas. Je voudrais le garder comme il était.

— Que lui avez-vous promis ? J’ai entendu en entrant que vous lui promettiez quelque chose avant qu’il ne vous lâche la main. »

Il rougit à peine, posa quelques ombres sur son dessin, qui creusèrent un peu les traits, comme un dormeur qui rêve, un dormeur qui vit encore à l’intérieur même s’il ne bouge plus.

« De vivre pour lui. De vivre pour ceux qui meurent et qui ne verront pas la fin.

— Vous la verrez, vous, la fin ?

— Peut-être. Ou non ; mais alors quelqu’un d’autre la verra pour moi. »

Il hésita à ajouter quelque chose à son dessin, puis renonça à le gâcher. Il se tourna vers Eurydice, leva les yeux vers elle, elle le regardait de tout près.

« Voudriez-vous vivre pour moi, si je mourais avant la fin ? »

Sur le dessin, Roseval dormait. Paisible et beau jeune homme étendu dans un champ de fleurs, attendant, attendu.

« Oui », souffla-t-elle en rougissant comme s’il l’avait embrassée.

Salagnon sentit ses mains trembler. Ils sortirent ensemble de la tente-hôpital, et sur un simple signe de tête s’éloignèrent chacun dans une direction différente. Ils marchaient sans se retourner et sentaient autour d’eux comme un voile, un manteau, un drap, l’attention de l’autre qui le couvrait tout entier, et suivait ses mouvements.

Dans l’après-midi ils allèrent chercher les morts en camion. Brioude savait conduire et tenait le volant, les autres se serraient sur la banquette : Salagnon, Rochette, Moreau, et Ben Tobbal, ce qui était le patronyme d’Ahmed. Brioude le lui avait demandé avant qu’ils ne montent tous ensemble dans le camion. « Je ne vais pas t’appeler par ton prénom, j’aurais l’impression de m’adresser à un enfant. Et avec les moustaches que tu as… » Ahmed le lui avait dit : Ben Tobbal, souriant sous ses moustaches. Brioude ne l’avait plus jamais appelé qu’ainsi, mais il était le seul. Ce n’était qu’un effet de son goût de l’ordre, de son égalitarisme un peu brusque, et il n’y pensait plus. L’air d’été soufflait par les fenêtres avec des odeurs d’herbes chaudes ; ils roulaient sur la prairie qui longe la Saône, ils cahotaient sur la piste caillouteuse, ils s’accrochaient comme ils pouvaient, ils rebondissaient sur la banquette, se cognaient les uns aux autres en tâchant de ne pas heurter la main de Brioude sur le levier de vitesses, tous échevelés de l’air chaud qui tourbillonnait dans la cabine.

Brioude conduisait en chantonnant, ils allaient chercher les corps, ramener les morts. C’était l’une des missions que Naegelin confiait aux irréguliers du colonel, et lorsqu’il disait son grade, il prononçait des guillemets autour, avec une petite pause avant le mot et comme un clin d’œil après.

Ils traversèrent en camion le tableau flamand du val de Saône, où des champs d’un vert vif sont découpés par les brins de laine un peu plus foncée des haies. Sur le bleu de ciel passaient des nuages à fond plat, très blancs, et dessous allait la Saône qui s’étale plus qu’elle ne coule, miroir de bronze qui flue, mêlant des reflets de ciel à de l’argile.

Au bord de l’eau plusieurs chars verts brûlaient. La grande prairie n’avait rien perdu de sa beauté ni de ses vastes proportions ; on avait juste posé des choses atroces sur le paysage intact. Des chars brûlaient dans l’herbe, comme de gros ruminants abattus à l’endroit où ils broutaient. Sur une éminence qui dominait la prairie, un char Tigre basculé dépassait d’une haie, sa trappe d’accès béante et noircie.

Rebondissant sur les bosses du pré, ils firent le tour des chars verts, tous atteints d’un coup au but à la base de leur tourelle ; et chaque fois, sous l’effet de la charge creuse, les Sherman trop peu blindés avaient hoqueté puis explosé de l’intérieur. Leurs carcasses abandonnées dans l’herbe brûlaient encore. Il flottait autour d’eux une odeur grasse qui râpait la gorge, une fumée où se mêlaient le caoutchouc, l’essence, le métal chauffé, les explosifs et autre chose encore. Cette odeur restait à l’intérieur du nez comme une suie.

Ils avaient espéré en venant chercher les morts que ceux-ci seraient des corps étendus comme endormis, marqués d’estafilades, ou alors de l’arrachement bien net d’une partie du corps, de l’effacement d’un membre quelconque. Ce qu’ils ramassèrent ressemblait à des animaux tombés dans le feu. Leur volume avait réduit, la raideur de leurs membres rendait leur transport facile, mais leur rangement malaisé. Toutes les parts fragiles du corps avaient disparu, les vêtements ne ressemblaient à rien. Ils les prirent comme des bûches. Quand un de ces objets bougea et qu’un filet de voix en sortit – d’ils ne savaient où, car aucune bouche ne permettait plus d’articuler – ils le laissèrent tomber de saisissement. Ils restèrent autour, le visage blanc et les mains tremblantes. Ben Tobbal s’approcha, s’agenouilla près du corps avec à la main une seringue aiguille en l’air. Il le piqua, injecta un peu de liquide dans la poitrine, où l’on reconnaissait sur le tissu brûlé des débris de galon. Le mouvement et le bruit s’interrompirent. « Vous pouvez le mettre dans le camion », dit Ben Tobbal très doucement.

Ils allèrent jusqu’au char Tigre et grimpèrent sur sa carcasse pour voir dedans. À part un peu de suie sur sa trappe d’accès, il semblait intact, juste basculé avec une chenille en l’air. Ils furent curieux de savoir comment était l’intérieur des Panzer invincibles. Dedans stagnait une odeur pire que la fumée des chars brûlés. L’odeur ne débordait pas, elle restait dedans, liquide, lourde, et tachait l’âme. Une gelée ignoble tapissait les parois, engluait les commandes, couvrait les sièges ; une masse fondue d’où dépassaient des os tremblotait au fond de l’habitacle. Ils reconnurent des fragments d’uniforme, un col intact, une manche entourant un bras, la moitié d’un casque de tankiste englué d’un liquide épais. L’odeur remplissait l’intérieur. Sur le flanc de la tourelle ils virent quatre trous bien en ligne aux bords bien nets : les impacts des fusées tirées du ciel.

Brioude vomit carrément ; Ben Tobbal lui tapa dans le dos comme pour l’aider à se vider. « Tu sais, on ne réagit qu’au premier. Les autres ne te feront rien. »

Salagnon en rentrant dessina les chars sur le pré. Il les fit de petite taille sur l’horizon, dispersés sur la prairie, et une énorme fumée occupait toute la feuille.

 

De fait ils furent affectés à la tente-hôpital, sous l’autorité bonhomme du médecin-major. Le colonel piaffait mais Naegelin affectait de ne pas se souvenir de son nom, et d’oublier sa présence. Alors ils s’occupaient des blessés qui dans l’ombre de la tente attendaient sur des lits de camp. Ils attendaient de partir vers les hôpitaux des villes libres, ils attendaient de guérir, ils attendaient dans l’ombre trop chaude de la tente-hôpital ; ils chassaient les mouches qui tournaient autour des draps, ils regardaient pendant des heures le plafond de toile pour ceux qui pouvaient encore le voir, et laissaient reposer à côté d’eux des membres emmaillotés, parfois tachés de rouge.

Salagnon venait s’asseoir à côté d’eux et dessinait leur visage, leur torse nu entouré de drap, leurs membres blessés bandés de blanc. Poser les soulageait, leur immobilité avait un but, et dessiner occupait. Il leur donnait ensuite le dessin qu’ils gardaient précieusement dans leur paquetage. Kaloyannis l’encourageait à venir souvent et lui fit délivrer par l’intendance du beau papier granuleux, des crayons, des plumes, de l’encre, et même de petits pinceaux souples qui servaient à huiler les pièces des systèmes de visée. « Mes blessés guérissent mieux quand on les regarde », disait-il à l’officier fourrier qui s’inquiétait de devoir donner le beau papier blanc des ordres officiels et des citations ; et il obtenait pour Salagnon de quoi dessiner, activité sans but bien clair qui étrangement intéresse tout le monde.

Sous la tente-hôpital Kaloyannis opérait, pansait, soignait ; il confiait aux infirmiers musulmans le soin de ces injections, qui si elles sont administrées avec tact, valent pour une prière des morts. Il s’était aménagé un coin de tente où il se reposait aux heures chaudes, bavardant avec quelques officiers, surtout des Français de France. Il se faisait servir du thé par Ahmed, qui sentait la menthe. L’aménagement se résumait à un tapis et des coussins pour s’asseoir, une tenture autour, et un plateau de cuivre posé sur une caisse de munitions ; mais quand le colonel eut franchi la tenture, il s’exclama avec une joie sincère : « Mais vous avez emporté un coin de là-bas ! » Et il repoussa en arrière son képi bleu ciel ; cela lui donna un air crâne qui fit sourire Kaloyannis.

Le colonel revint souvent dans le salon maure du docteur, avec des maquisards désœuvrés et surtout Salagnon. Ils buvaient du thé, appuyés sur les coussins, ils écoutaient le bavardage de Kaloyannis qui aimait rien tant que parler. Il habitait Alger, ne sortait guère de Bab el-Oued, et ne connaissait pas du tout le Sahara ; cela semblait rassurer le colonel qui ne raconta de sa vie d’avant que de sommaires anecdotes.

Salagnon dessinait Eurydice et elle ne se lassait pas d’être ainsi regardée. Kaloyannis attentif couvait sa fille d’un air de tendre admiration, et le colonel silencieux mesurait le tout de son œil aigu. Dehors, aux heures chaudes, le paysage ne se voyait plus, écrasé d’un énorme soleil blanc ; les bords relevés de la tente laissaient passer de petits courants d’air qui soulageaient la peau en soufflant sur la sueur. « C’est le principe des tentes bédouines », disait le colonel. Et il se lançait dans l’explication ethnographique et physique de ces tentes noires en plein désert, dont il allait sans dire qu’il les avait personnellement fréquentées ; sans dire. Kaloyannis s’amusait, il prétendait n’avoir jamais vu de bédouins, et même ne pas savoir si l’Algérie en abritait. Il n’avait jamais fréquenté d’Arabe que dans la rue, à part Ahmed et ses infirmiers, et il ne pouvait, comme exotisme, que raconter des histoires de petits cireurs de chaussures. Et il les racontait. Par la grâce de sa bonhomie et de sa verve on était ailleurs.

Salagnon raconta ce qu’ils avaient vu dans la prairie. Il se souvenait de l’odeur comme d’une courbature à l’intérieur, il en avait le nez et la gorge blessés.

« Ce que j’ai vu dans le char allemand était ignoble. Je ne sais même pas comment le décrire.

— Un seul de leurs Tigre peut dézinguer plusieurs d’entre les nôtres, dit le colonel. Il faut les abattre.

— Il n’était même pas abîmé, et dedans, plus rien ; que ça.

— Heureusement que nous avons des machines, dit Kaloyannis. Tu imagines devoir faire ça à la main ? Liquider les quatre passagers d’une voiture au chalumeau, en passant par un trou dans la portière ? Il faudrait s’en approcher, les voir derrière la vitre, introduire la buse du chalumeau par le trou de la serrure et allumer. Cela durerait longtemps de remplir tout l’habitacle de flammes ; on suivrait tout par les vitres, en tenant bien le chalumeau ; on les verrait brûler juste derrière la vitre, on tiendrait fermement la buse jusqu’à ce que tout soit fondu à l’intérieur, et à la fin la peinture extérieure ne serait même pas cloquée. Tu imagines pouvoir suivre ça d’aussi près ? Vous entendriez tout, et le spectacle pour celui qui tient le chalumeau serait insupportable. On ne le ferait pas.

« Les pilotes américains, qui sont pour la plupart des types très convenables, dotés d’un sens moral assez strict dû à leur bizarre religion, ne supporteraient pas du tout de tuer des gens s’ils n’avaient pas de machines. Le pilote qui a fait ça n’a rien vu. Il a visé le char dans une mire géométrique, il a appuyé sur une touche rouge de son manche et il n’a même pas vu l’impact, il filait déjà. Grâce aux machines on peut passer plein de types dans des voitures au chalumeau. Sans l’industrie nous n’aurions pas pu tuer tant de gens, nous ne l’aurions pas supporté.

— Vous avez un humour particulier, Kaloyannis.

— Je ne vous vois jamais rire, colonel. Ce n’est pas un signe de force. Ni de bonne santé. Raide comme vous l’êtes, si on vous pousse vous cassez. Vous aurez l’air de quoi avec vos morceaux en désordre ? D’un puzzle en bois ?

— On ne peut pas vous en vouloir, Kaloyannis.

— C’est le génie pataouète, colonel. En faire toujours un peu trop, et ça passe toujours mieux.

— Mais votre histoire de machines, je la trouve grinçante.

— Je ne dis que la vérité philosophique de cette guerre, colonel ; et si la vérité grince, qu’y puis-je ?

— Vous philosophez de façon paradoxale.

— Vous voyez ça, colonel ? Humour, médecine, philosophie : je suis partout. Nous sommes partout ; c’est un peu ce que vous vouliez dire ?

— Je ne l’aurais pas dit le premier, mais puisque cela vient de vous…

— Et voilà, il est prononcé, le grand paradoxe : je suis seul, et partout. Gloire à l’Éternel ! qui compense mon tout petit nombre par le don d’ubiquité. Cela me permet de taquiner les messieurs animés de passions tristes. Peut-être parviendrai-je à les faire rire d’eux-mêmes ? »

Ahmed était toujours là, un peu en retrait, accroupi devant le réchaud ; en silence il faisait infuser le thé, et souriait parfois aux saillies du médecin. Il remplissait de petits verres en versant de très haut, dans un geste que le colonel ne chercha pas à imiter, mais qu’il assura bien connaître. Quand ils eurent bu le thé brûlant, les pans de la tente bougèrent, un peu de sueur s’évapora, cela les fit soupirer d’aise.

« À cette heure-ci, je serais plutôt anisette, ajouta Kaloyannis. Mais avec ces maniaqueries que l’on trouve dans l’islam, Ahmed est contre, et cela me gênerait de boire sans lui. Alors, messieurs, ce sera thé pour tout le monde, et pour toute la guerre, au nom du respect des lubies de chacun.

— Dites-moi, Kaloyannis, demanda enfin le colonel, vous êtes juif ?

— Je voyais bien que cela vous tracassait. Bien sûr, colonel ; je me prénomme Salomon. Vous pensez bien que par les temps qui courent, on ne s’encombre pas d’un prénom pareil sans de solides raisons familiales. »

Le colonel fit tourner son verre pour que le thé fasse un petit tourbillon, les débris de feuilles à son ombilic et le tour de plus en plus rapide remontant dangereusement vers le bord. Il but d’un coup et posa à nouveau la question sous une autre forme.

« Mais Kaloyannis, c’est grec, non ? »

Salomon Kaloyannis éclata d’un rire joyeux qui fit rougir le colonel. Puis il se pencha sur lui en pointant l’index, l’air de le gourmander.

« Je vois bien ce qui vous inquiète, colonel. C’est le thème du Juif caché ; je me trompe ? »

Le colonel ne répondit rien de clair, gêné comme un enfant pris à menacer un adulte d’une épée en bois.

« L’angoisse du Juif caché, continua Kaloyannis, c’est juste un problème de classification.

« J’ai un ami rabbin qui habite Bab el-Oued, comme moi. Je ne pratique rien de la religion mais il est toujours mon ami, car nous avons fait l’école buissonnière ensemble. Ne pas aller à l’école ensemble crée bien plus de lien que d’y être allés. Nous nous connaissons si bien que nous savons les dessous de nos vocations respectives ; rien de glorieux, alors cela nous évite bien des disputes. À jeun, il m’explique avec une belle logique l’impureté de certains animaux, ou alors l’ignominie de certaines pratiques. La casherout a la précision d’un livre de sciences naturelles, et cela, je le comprends. Est pur ce qui est classé, est impur ce qui déborde des classifications ; car l’Éternel a construit un monde en ordre, c’est le moins que l’on pouvait espérer de lui ; et ce qui n’entre pas dans ses catégories ne mérite pas d’y figurer : ce sont les monstres.

« Bien sûr, après quelques verres, nous ne voyons plus aussi bien les limites. Elles ont l’air solubles. Les rayons de l’étagère divine ne vont plus très droit. Les casiers s’emboîtent mal, certains n’ont pas tous leurs bords. À l’heure de l’anisette, le monde ressemble moins à une bibliothèque qu’au plateau de kémia dans lequel nous picorons : un peu de tout, sans trop d’ordre, juste pour le plaisir.

« Quelques verres de plus, et nous laissons là le scandale, l’indignation, et l’effroi devant les monstres. Nous adoptons la seule réaction saine face au désordre du monde : le rire. Un rire inextinguible qui nous fait regarder avec bienveillance par nos voisins. Ils savent bien que quand le rabbin et le docteur se mettent à discuter la Torah et les sciences place des Trois-Horloges, cela se termine toujours ainsi.

« Le lendemain j’ai mal au crâne et mon ami culpabilise un peu. Nous évitons de nous voir pendant quelques jours, et nous exerçons nos métiers avec beaucoup de soin et de compétence.

« Mais je vais répondre à votre question, colonel. Je m’appelle Kaloyannis parce que mon père était grec : il s’appelait Kaloyannis, et les noms se transmettent par le père ; il a épousé une Gattégno de Salonique, et comme la judéité se transmet par la mère, ils m’appelèrent Salomon. Quand Salonique disparut en tant que ville juive, ils vinrent à Constantine comme des naufragés qui changent de bateau quand le leur coule. Eh oui, nous quittons le navire quand il coule : voilà une métaphore que vous avez sans doute déjà entendue, sous une forme un peu différente, plus zoologique. Mais quand le bateau coule, il faut partir ou se noyer. À Constantine, je fus français : et j’épousai une Bensoussan, parce que je l’aimais ; et aussi parce que je ne voulais pas prendre sur moi d’interrompre une transmission millénaire. Une fois médecin, je me suis établi à Bab el-Oued, qui est un joyeux mélange, car si j’aime la communauté, la vie dans la communauté m’exaspère. Voilà, colonel, tout le secret du nom grec qui recouvre un Juif caché.

— Vous êtes cosmopolite.

— Parfaitement. Je suis né ottoman, ce qui n’existe plus, et me voilà français, car la France est la terre d’accueil de tous les inexistants, et nous parlons le français, qui est la langue de l’Empire des Idées. Les empires ont du bon, colonel, ils vous foutent la paix, et vous pouvez toujours en être. Vous pouvez être sujet de l’empire à peu de conditions : juste accepter de l’être. Et vous garderez toutes vos origines, même les plus contradictoires, sans qu’elles ne vous martyrisent. L’empire permet de respirer en paix, d’être semblable et différent en même temps, sans que cela soit un drame. Par contre, être citoyen d’une nation, cela se mérite, par sa naissance, par la nature de son être, par une analyse pointilleuse des origines. C’est le mauvais aspect de la nation : on en est, ou on n’en est pas, et le soupçon court toujours. L’Empire ottoman nous foutait la paix. Quand la petite nation grecque a mis la main sur Salonique, il a fallu mentionner sa religion sur ses papiers. Voilà pourquoi j’aime la République française. C’est une question de majuscule : la République n’a pas à être française, cette belle chose peut changer d’adjectif sans perdre son âme. Parler comme je vous parle, en cette langue-là, me permet d’être citoyen universel.

« Mais je vous avoue avoir été déçu quand j’ai été confronté avec la vraie France. J’étais citoyen de la France universelle, bien loin de l’Île-de-France, et voilà que la France nationale s’est mise à me chercher des noises. Notre Maréchal, en bon garde champêtre, a hérité d’une métropole et veut en faire un village. »

Le colonel eut un geste d’agacement comme s’il s’agissait d’une question dont on ne débat qu’entre soi.

« Vous êtes pourtant venu vous battre pour la France.

— Pensez donc : si peu. Je suis juste venu récupérer quelque chose dont on m’a spolié.

— Des biens ?

— Mais non, colonel. Je suis un petit Juif tout nu, sans capitaux ni biens. Je suis médecin à Bab el-Oued, ce qui est très loin de Wall Street. Je menais une vie tranquille, citoyen français au soleil, quand des événements obscurs ont eu lieu très loin au nord de mon quartier. Il s’ensuivit que l’on me retira ma qualité de Français. J’étais français, je ne fus plus que juif, et on m’interdit de pratiquer mon métier, d’apprendre, de voter. L’École, la Médecine, la République, tout ce en quoi j’avais cru, on me l’a retiré. Alors je suis monté dans le bateau avec quelques autres pour venir le reprendre. Quand je reviendrai, je distribuerai ceci que j’ai récupéré à mes voisins arabes. La République Élastique, notre langue, peut accueillir un nombre infini de locuteurs.

— Vous croyez les Arabes capables ?

— Comme vous et moi, colonel. Avec l’éducation je me fais fort de vous transformer un Pygmée en physicien atomique. Regardez Ahmed. Il est né dans un gourbi en terre qui ferait honte à une taupe. On l’a formé, il m’accompagne, et il vous prodiguera des soins infirmiers d’une qualité parfaite. Mettez-le dans un hôpital français, il passera inaperçu. Sauf la moustache bien sûr ; on la porte plus petite en métropole, ce qui nous a surpris. N’est-ce pas Ahmed ?

— Oui, docteur Kaloyannis. Beaucoup surpris. »

Et il le servit de thé, lui apporta un verre, Salomon le remercia gentiment. Le docteur Kaloyannis s’entendait très bien avec Ahmed.

 

L'Art Français De La Guerre
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